Notre démocratie est représentative ; le peuple n’exerce pas directement le pouvoir, mais le confie à des représentants désignés lors d’élections. Cette délégation est remarquable car volontaire et librement consentie, alors que les citoyens aliènent ainsi une part de leur liberté (sont notamment concernés les pouvoirs régaliens comme l’armée, la police, la justice). Ainsi, c’est par une « chaîne de délégation » soigneusement codifiée qu’un juge exerce son pouvoir au nom du peuple français : chacun doit se conformer à ses jugements sous peine d’avoir à faire à la police, elle-même légitime car le peuple lui a indirectement délégué ses pouvoirs.
En démocratie représentative, la formation des lois, la présidence du pays et le contrôle du gouvernement sont donc entre les mains d’élus.
Les élections doivent respecter des principes :
unicité : chaque votant dispose d’une voix,
confidentialité : chacun décide de son vote seul et sans pression,
anonymat : le vote est secret,
transparence : chacun peut contrôler le déroulement des élections,
sincérité : les résultats proclamés sont fidèles aux intentions de vote exprimées lors du scrutin.
Le système électoral doit inspirer confiance pour que les résultats en soient bien acceptés. Le candidat élu est alors reconnu légitime par tous, y compris par ceux qui avaient voté pour son adversaire.
Cette confiance est mise à mal si un ou plusieurs principes démocratiques sont trahis : par exemple, des électeurs votent plusieurs fois, le décompte des voix est truqué, etc. Les représentants ainsi élus peuvent voir leur légitimité remise en cause. Contestés, leurs décisions le sont également.
Confiance éclairée
La confiance est fondée sur le contrôle direct des élections, possible grâce à la transparence. Chaque électeur peut participer à l’observation pendant la journée, puis assister au dépouillement, voire y prendre part. Chacun peut le faire, sans avoir à prévenir quiconque ou à demander une autorisation. Ce pouvoir de contrôle est direct : chaque citoyen a le droit de l’exercer (c’est la loi) et tous en ont la capacité (même un enfant de dix ans peut comprendre un dépouillement).
Il est crucial que ce caractère direct soit conservé. Si le contrôle des élections était exclusivement délégué à certains (juges, personnels municipaux, techniciens...), les autres ne jouiraient plus d’aucun pouvoir, ni entre les scrutins (le pouvoir est confié aux élus) ni pendant les scrutins (ils ne font pas partie de ceux qui ont le droit de contrôler les votes). Une telle société, privant une partie du peuple de son pouvoir, ne pourrait être qualifiée de démocratique.
Ordinateurs de vote et confiance décrétée
Depuis quelques années est apparu le vote électronique, notamment sous la forme d’ordinateurs de vote de première génération, qui dématérialisent les bulletins. Les électeurs votent sur un ordinateur, par exemple en appuyant sur un bouton en face d’un candidat. Leur choix est enregistré uniquement dans la mémoire informatique. En fin de journée, l’ordinateur donne des résultats. Les promoteurs de ces systèmes de vote vantent la fiabilité du processus alors que l’absence de bulletins interdit de contrôler de la justesse des résultats énoncés.
Pourtant, comme tout système informatique, ces ordinateurs sont susceptibles d’erreurs causées par des déficiences matérielles ou logicielles. Un ordinateur peut fonctionner lors de tests et adopter soudainement un comportement différent. Une panne peut survenir, un bug peut avoir des effets non prévus, comme modifier quelques voix. Le programme peut abriter un procédé de fraude invisible pendant les tests. Même des informaticiens ne peuvent certifier qu’un ordinateur a fonctionné correctement s’ils n’ont pu l’observer pas à pas, instruction binaire par instruction binaire, pendant son fonctionnement, ce qui est interdit dans le cadre du vote puisqu’ils connaîtraient alors le vote des électeurs, violant ainsi le principe de confidentialité. Cette contradiction interdit définitivement tout espoir d’amélioration de ces ordinateurs de vote de première génération.
Bien que ce processus de vote soit opaque, les électeurs sont sommés de lui accorder leur confiance. Il ne s’agit plus alors de la confiance éclairée, fondée sur la transparence du vote traditionnel, mais d’une confiance aveugle, d’un acte de foi, d’un abandon total du pouvoir de contrôle.
Matérialiser les bulletins de vote : la fausse bonne idée
Le défaut majeur des ordinateurs de vote est d’être à la fois opaques et invérifiables. La rematérialisation des bulletins de vote peut apparaître comme un remède. Un consensus allant dans ce sens, alliant scientifiques et politiques, est apparu aux États-Unis : une nouvelle génération d’ordinateurs de vote a vu le jour. Sur ces dispositifs, quand l’électeur appuie sur un bouton pour voter, le vote est enregistré dans la mémoire et l’ordinateur imprime un bulletin que l’électeur peut vérifier. Chaque bulletin est ensuite automatiquement collecté dans une urne, ce qui autorise un dépouillement indépendant des résultats énoncés par l’ordinateur. Cette innovation améliore la transparence du système de vote. Celui-ci devient vérifiable, ce qui peut sembler satisfaisant. Un examen plus attentif révèle pourtant des failles.
D’abord, le système de vote peut être vérifiable, et n’être jamais vérifié. Il peut donner des résultats de vote, même si aucune urne n’est ouverte pour en compter le contenu. Or, le vote électronique est introduit au prétexte que le dépouillement manuel serait fastidieux, et qu’il n’y aurait plus assez de scrutateurs-citoyens pour s’en charger. Il sera d’autant plus difficile de trouver des volontaires pour compter des bulletins si le résultat du comptage a déjà été énoncé par un ordinateur.
Pour des raisons d’économie (de temps, d’argent), toutes les urnes associées aux ordinateurs ne seront pas vérifiées. Dans tous les cas, le principe même de ne vérifier qu’une partie des urnes (choisies "au hasard") est équivoque. Vérifier qu’un ordinateur fonctionne ne constitue pas la preuve du bon fonctionnement d’un autre ordinateur.
Il reste à décider des conséquences d’un écart entre le comportement attendu de l’ordinateur et son comportement réel. On peut se demander quel crédit serait accordé à la parole d’un électeur affirmant que le bulletin imprimé par l’ordinateur ne correspond pas à son choix, sachant que cet électeur ne dispose d’aucun moyen de le prouver.
Enfin, le résultat énoncé par l’ordinateur peut différer de celui issu du dépouillement de l’urne associée. Plusieurs possibilités se présentent alors : les résultats issus du dépouillement manuel font foi, ou le bureau de vote concerné par l’ordinateur peut être annulé, ou cette annulation est étendue à l’ensemble des bureaux utilisant le même type d’ordinateurs, etc. Ces différentes modalités peuvent changer complètement le résultat des élections.
Le risque le plus important reste que ce système de vote a la capacité de donner des résultats d’élections même si aucune vérification n’est effectuée.
Ce n’est pas le cas du vote traditionnel où tous les bulletins sont décomptés un à un.
Les mises en oeuvre réalisées au Vénézuéla, en Belgique, aux États-Unis ou en Corée du Sud laissent augurer du pire. Par exemple, les ordinateurs à contrôler sont désignés à l’avance, ce qui autorise les fraudes sur ceux qui ne le seront pas. Parfois, des barrières légales empêchent les citoyens de contrôler une partie des bulletins. Ou encore les bulletins ne sont pas stockés et scellés correctement faussant ainsi la validité de la vérification.
Nous avons assisté à une promotion irraisonnée des ordinateurs de vote de première génération, malgré leur opacité totale et l’impossibilité de vérifier les résultats :
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« Les résultats fournis par la machine à voter (...) sont sûrs à 100 % (...). Ils n’ont donc pas besoin d’être vérifiés ».
L’impossibilité de vérifier les résultats permet d’affirmer qu’ils sont sûrs sans être contredit.
« On économise le papier, c’est bon pour nos forêts ». Produire, utiliser, recycler un ordinateur est bien plus polluant que quelques kilos de papier.
On peut craindre la même démarche en ce qui concerne les ordinateurs de vote de seconde génération. Plutôt que d’investir dans le contrôle effectif du vote, ce qui obligerait à reconnaître la faillibilité du processus et la nécessité de le vérifier, on incitera l’électeur à se satisfaire de la certitude que son bulletin est recueilli dans une urne en lui faisant oublier la nécessité absolue de vérifier qu’il est ensuite bien compté.
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« Ce qui compte, ce n’est pas qui vote, mais qui compte les votes ». (Attribué à Joseph Staline)
par Chantal ENGUEHARD Maître de conférences en informatique
Cet article est publié dans la revue Archimède, #46, pages 8-9, octobre 2007.
Pour en savoir plus :
Vote électronique et preuve papier, article scientifique de 14 pages, résumé d’une page.